« Et maintenant on prend tous la main de ses voisins et on fait un grand cercle. Chacun son tour on va venir au centre du cercle et les autres vont nous jeter des noix de cocos. Georges va nous montrer l’exemple. Georges ? »
J’étais déjà à l’extérieur du bâtiment.
Quelle perte de temps ! Pourtant le panneau à l’entrée était alléchant : « REVEILLEZ LE BABOUIN QUI EST EN VOUS ». Ou peut-être était-ce moi qui était tellement à bout que j’étais près à pratiquer n’importe quelle activité pour me changer les idées…
Ah au fait !
Je ne m’appelle pas Georges.
Mon nom est Georget.
J’en conviens ce n’est pas un nom, mais allez expliquer ça à mon père ! Surtout que son seul mérite dans la vie est d’avoir fini deuxième au Concours Georget.
C’est une course de vélo qui a lieu tous les quatre ans dans ma ville. Mon père a d’autant plus de mérite qu’il est unijambiste.
Enfin voila vous savez tout sur l’histoire de mon nom.
Et quelque part ça résume bien ma vie.
A force de me voir vanter les mérites de mon héros de père pendant toute mon enfance, j’ai fini par m’amputer moi-même la jambe gauche et par m’inscrire au Concours Georget. Tout ça dans la même journée. Il est possible qu’il y ait un lien entre ma faible performance lors de la course et le fait que j’ai dû concourir en serrant un manche à balai très fort dans ma bouche pour ne pas m’évanouir.
Toujours est-il que depuis ce jour-la j’ai une étiquette de perdant qui me colle à la peau.
Et une jambe en moins.
Et une famille qui m’a renié.

Maintenant vous comprendrez mieux le début babouinesque du récit.

Le club Orang-ou-temps n’est qu’une étape de plus dans ce long périple au sein des activités associatives de ma ville. Et pas une n’a eu grâce à mes yeux.
Le principal obstacle n’est pas tellement ma jambe en moins, ni même le regard des autres. C’est juste que depuis quelques temps, j’ai l’impression que les gens sont fous, qu’on est tous en train de faire un grand cauchemar absurde. Même les clubs avec des noms sérieux se sont avérés être de grandes mascarades débilitantes. Le club d’échecs est apparemment réservé à ceux dont la vie est un échec, le club de lecture à ceux en qui on peut lire un néant intellectuel. Je m’abstiendrai de tout commentaires sur le club de danse à la claquette…

Trèves de digressions. J’étais donc dans la rue, sorti désespéré du club Orang-ou-temps, le dernier de la liste (vu le nom on comprendra pourquoi).
Je marchais un peu, avec vous savez ce sublime bruit de jambe métallique un pas sur deux (enfin non vous ne savez pas mais imaginez un peu !).
C’est alors que j’avisais un bâtiment qui n’était pas là la veille, et qui affichait comme seul enseigne, en grosses lettres orangées : GENEWORLD.
C’était quoi ce truc encore ? Un monde magique pour tout ceux qui sont gênés ? Le grand rendez-vous des gens mal-à-l’aise ? Je n’osais entrer de peur d’être déçu une fois de plus. J’étais en train de méditer sur mon avenir professionnel quand la porte du bâtiment s’ouvrit. Entre deux réflexions intenses sur un avenir comme prof de danse à la claquette (le club avait au moins eu le mérite de m’apprendre ça) ou comme amputeur professionnel (j’étais maintenant rôdé et près à pratiquer sur les autres), j’aperçus une jeune fille emprunter la sortie.
Elle avait le visage empreint de tristesse, des larmes ruisselaient sur ses joues.
Instinctivement (il y a peut-être encore du bon en moi…) je lui demandai : « Petit garçon, pourquoi tu pleures ? ».
Elle me dévisagea d’un air totalement ahuri. Je m’attendais à ce qu’elle réplique qu’elle était une jeune fille et pas un petit garçon, mais elle prononça ces mots, qui sont depuis restés comme gravés dans ma mémoire : « Toi aussi tu es fan de Hook ? »


L’amour vient quand on s’y attend le moins.


Appliquant le principe de base du parfait trou de balle qui consiste à répondre à une question par une question, je rétorquai : « Banderang Peter ! » (Ah merde c’est pas une question…).
« Nan mais plus sérieusement mon chou, pourquoi tu pleures ? »
Si elle répond sans tilter sur le « mon chou », alors c’est à moitié dans la poche !
Suspense…

« En fait je m’amusais comme une fofolle la dedans mais là je dois m’interrompre pour aller à un cours de danse à la claquette où ma mère m’a inscrite de force, et ça me gave trop ! »
C’est bon c’est à moitié dans la poche !

J’eus alors un trait de génie (et oui malgré tout je m’aime) : « Mais quel heureux hasard, j’ai justement mon brevet de claquettorat ! Tu n’as qu’à retourner à l’intérieur si tu t’y amusais tant, je t’accompagne et je te fais le cours sur place ! Ça devait être ton combientième cours ? »
« Euh troisième… mais c’est pas net, ça sent l’embrouille votre truc, à mon avis les claquettorants ça court pas les rues ! »
Je sortis alors la preuve irréfutable de mes dires, mon brevet de grand chambellan de la claquette.
Vous me direz que c’est louche que je l’ai eu comme par hasard sur moi à ce moment là, mais bon si on interrompt l’histoire (qui s’annonce déjà assez pénible comme ça) à chaque fois qu’il y a un truc louche, on est pas rendu…
En fait il y a une explication logique autre que le destin.
J’utilisais à cette époque ce brevet, plié en seize, pour rembourrer la partie supérieure de ma jambe métallique (Vive l’explication logique…).

La jeune fille, donc, convaincu par mon diplôme scintillant (et oui mesdames je rembourre ma jambe avec du scintillant, si c’est pas la classe ça !), accepta ma proposition malhonnête.
J’en fût d’autant plus ému qu’elle n’avait eu aucune réaction effarée lorsque j’avais exhibé ma prothèse (c’est aux trois quarts dans la poche !).
J’en profitais pour lui dire que c’était la première fois que je venais ici, que j’aurais été ravi qu’elle m’explique ce que c’était que GENEWORLD et qu’elle me fasse visiter.

« Suivez-le guide, j’expliquerai en route ! »
C’était dit si mignonnement, comment aurais-je pu ne pas la suivre ? (D’autant plus que la perspective de la contempler de dos le temps d’une visite n’était pas pour me déplaire…)
Je regardai amoureusement la gracieuse silhouette entrer dans le bâtiment et entrai à sa suite.
J’avais un peu la sensation d’être Alice suivant le lapin blanc, sauf qu’à la place du lapin il y avait mon chou.

Les mots sont trop faibles pour décrire ce que je trouvai dans le bâtiment. Chaque salle que j’y découvris m’apporta son lot en émotion, me remplit d’une grande allégresse. J’étais comme bercé dans une douce torpeur, les couloirs exigus de mon âme s’ouvraient à de nouvelles sensations bienfaitrices.
L’espace d’un instant le temps s’arrêta…
Mais il arriva fatidiquement le moment où nous dûmes quitter cet endroit féerique, le lapin blanc et moi.

En empruntant la porte de sortie, je compris mieux les larmes qui m’avaient touchées chez la jeune fille (faudrait savoir, c’est pas la référence à Hook qui t’a touché ?).
Le retour à la réalité.
Cette réalité morne et dénuée d’émotions.
Mais dans cette obscurité qui se répandait en moi, j’entrevis une lueur d’espoir.
Je pris conscience d’une raison d’être dans le monde extérieur.

La fille.

Elle était sortie derrière moi.
J’entendis sa voix murmurer dans mon dos: « Alors, comment c’était ? »
Je me tournais vers elle. Mon visage rayonnant me dispensa de répondre à la question.
Elle en profita pour enchaîner : « Je m’appelle Alice, et toi ? ».
(Aux sept huitièmes dans la poche !)

« Je m’appelle Lapin »
Elle éclata de rire.

« Si tu as un nom pourri je ne me moquerai pas tu sais ! »
Je pris mon courage à trois mains (quand je suis allé acheter ma jambe métallique j’en ai profité pour piquer une prothèse de main).
« En fait je m’appelle Georget »

Elle se moqua.
C’était une gentille moquerie.

L’horloge de l’église choisit ce moment pour sonner.
« Je suis en retard ! Je dois y aller, à une prochaine fois mon chou ! »
Avant même d’attendre ma réponse, elle s’effaça dans la nuit.

Il me fallut quelques minutes pour ôter le sourire niais de mon visage et me décider à rentrer chez moi.
Sur le chemin du retour, les images de la journée défilaient dans ma tête. Je pris conscience que pris par mes émotions, j’avais complètement oublié de lui donner son cours de danse à la claquette.

Je me répétais sans cesse sa dernière phrase, comme une douce musique résonnant à mes oreilles.

…« mon chou »...

C’est dans la poche !