Pendant plusieurs jours, ils errèrent de village en village, ne sachant pas vraiment où aller. Corsan parla souvent de monter une armée pour lutter contre les Seigneurs de Guerre aux côtés de l’Alliance. Aliane était de son avis, bien sûr, mais elle se posait bien trop de questions sur l’origine et la nature du pouvoir qui l’habitait. Sans trop savoir comment, elle en vint finalement à la conclusion que, comme elle avait été endormie par un puissant sort, celui-ci, au fil des ans, avait charrié toute la magie éparse et l’avait stocké dans son corps afin de le régénérer et la maintenir en vie.
Et puis, alors qu’ils s’étaient arrêtés dans un village de moindre importance, ils eurent la bonne surprise de voir arriver Metsis qui les aborda, l’air de rien. Comment les avait-il retrouvé ? Cela fut un mystère. Il leur donna des nouvelles de la capitale en pleine effervescence après leur fuite et désira ensuite parler à Aliane en privé. Corsan les regarda dialoguer sans savoir ce qui se disait. Lorsque la conversation sembla prendre fin, il vit Aliane s’asseoir lourdement, la mine abattue. Quelle nouvelle pouvait mettre une femme si forte dans cet état ? Le mage reparti comme il était venu, l’air sombre.
Le soir, autour d’un feu crépitant, ils dînèrent silencieusement. Corsan se décida finalement et voulu savoir ce que Metsis lui avait révélé. Les yeux humides, un sourire crispé sur les lèvres, elle répondit :
« Il m’a condamné. »
Interloqué, Corsan était en train d’échafauder des plans pour quitter le royaume afin d’épargner sa protégée lorsqu’elle s’expliqua. La magie qui s’était révélée à elle lui procurerait une puissance gigantesque jusqu’à sa mort prochaine. Mais ce présent était à double tranchant : plus le temps passerait et plus l’essence magique la déserterait et elle serait de plus en plus fréquemment victime de faiblesses, car cette magie était la seule chose qui maintenait en vie son corps fatigué par 2100 ans de sommeil. Corsan affligé prit Aliane dans ses bras et la consola. Ce fut à ce moment qu’il se jura, quoiqu’il arrive, de la défendre, de veiller sur elle jusqu’à sa fin, jusqu’à sa mort.
Dans les semaines qui suivirent, Aliane parvint à réunir une petite troupe compétente qui harcelait les armées ennemies installées sur le territoire de Mitoris par des raids éclairs. Chacun de ses hommes avait en elle une confiance aveugle et Aliane aurait voulu le leur rendre par sa présence au combat. Mais Corsan avait été implacable : moins elle utiliserait sa magie, mieux elle se porterait et son existence était vitale à leur cause. Pourtant cela ne l’empêchait pas d’assister à leurs opérations et à mener un rôle actif dans leur stratégie. Elle ne se révéla pas particulièrement douée en stratégie mais ses discours étaient indispensables au moral car elle possédait un véritable talent oratoire. Malgré cela, elle ne jouait qu’un rôle de pantin. Corsan était le véritable acteur de leur révolte. Elle ne supportait pas de n’être que simple spectatrice mais elle craignait qu’un accès de faiblesse ne la surprenne en plein combat. Et, pouvait-elle user impunément sa magie au péril de sa vie pour de simples batailles alors que la guerre était loin d’être finie ? Elle ne se reconnaissait pas dans ses hésitations mais ce monde n’était plus le sien, elle ne reconnaissait rien dans ce futur présent. Bientôt, elle serait morte, comme il aurait dû en être depuis 2100 ans.
La petite armée que Corsan levait pour elle grandissait de jour en jour et ses hommes étaient à la limite de lui vouer un culte, ce qui ne manquait pas de la faire sourire. Bientôt ce lâche de Célon n’y tiendrait plus et supplierait à genoux pour retrouver la paix et ses sujets. La relation entre Célon et le Seigneur de Guerre Terriar semblait avoir évolué et on disait qu’il avait signé un pacte avec le Diable. Dans toute cette agitation, une ombre menaçante venue des frontières mettait en péril les plans de l’armée rebelle sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi ni comment.
Ces réponses virent au hasard. Corsan, une petite troupe et exceptionnellement, Aliane, suivaient une unité ennemie appartenant à l’élite, reconnaissable à leurs uniformes brodés d’or. La question était de savoir la raison de leur présence et leur destination. Ils appartenaient apparemment aux armées des Portes. Les voir à l’intérieur des frontières de Mitoris leur rappelait le pacte infâme que leur stupide roi avait signé avec le Seigneur de Guerre. La meilleure des choses à faire était de leur mettre des bâtons dans les roues ou plutôt dans les pattes. Aliane avait un mauvais pressentiment. Elle sentait une force latente dans l’air qui attendait le bon moment pour semer la mort. Mais ses compagnons ne s’en rendaient pas compte, trop occupé par leur mission.
Ils arrivèrent bientôt dans une étroite ravine qui se finissait en cul-de-sac. Leurs proies avaient disparu, comme envolées. La troupe restait perplexe pourtant Aliane percevait toujours cette puissante aura de malveillance. Soudain la lumière parue baisser et l’air se refroidir. Des ombres surgirent silencieusement hors des crevasses cachées de la ravine et glissèrent jusqu’à la troupe, l’acculant à la paroi de pierre. Ils étaient pris au piège. Leurs chevaux sentaient les individus hostiles et, vu la réaction des bêtes, Aliane en déduit que ces créatures n’étaient pas humaines. La plus grande des ombres laissa alors échapper un son que l’on aurait pu qualifier de rire s’il avait été un tant soi peu plus « vivant ». Puis l’ombre parla d’une voix rappelant une caverne de glace :
« Mais qui voilà ? Mon petit insecte préféré ! »
Le manteau d’ombre tomba alors et le visage de la créature leur apparu. Ses yeux étaient deux trous noirs, aussi profonds que le néant et ce que l’on pouvait entrevoir de son corps laissait présager qu’il était parfaitement bâti pour la guerre.
Pendant un instant, le cœur d’Aliane s’arrêta et le monde se confina entre les parois de la ravine et dans ces yeux sans fond. Corsan la regarda avec étonnement jusqu’à ce qu’elle parvienne à parler.
« Vous…vous n’êtes pas mort !
- En effet. Onis n’était apparemment pas une vermine bien efficace, ricana-t-il »
Corsan écoutait sans comprendre et jeta un autre regard inquisiteur auquel Aliane répondit, au bord de l’hystérie :
« Cet…cette chose, c’est ça que l’on appelait le Maître ! C’est lui qui a asservit notre peuple il y a 2100 ans ! Mais c’est impossible !
- Ah ah ah ! Aujourd’hui tu peux m’appeler du nom que m’ont donné mes semblables : appelles-moi Terriar. Après tout, nous sommes intimes, n’est-ce pas ? »
L’étau des ombres se resserra pendant que le troisième des Seigneurs de Guerre remontait en selle, sur une monture noire aux yeux rouges et aux naseaux fumants.
« Vous allez me suivre jusqu’à mon centre de loisir où je réserve un traitement de faveur à mon adorable moucheron. Ne tentez pas de fuir, je serais fâché de devoir tuer mes nouveaux jouets avant l’heure »
Les ombres les surveillèrent étroitement durant le voyage et, vu leur nombre, Corsan en déduit qu’il s’agissait des soldats d’élite qu’ils avaient suivit.
Le soi-disant centre de loisir était un camp d’entraînement et de regroupement où se côtoyaient orcs, trolls, gobelins, démons et autres créatures, de la plus banale à la plus hideuse. Lorsque les monstres présents aperçurent leur maître, un silence de mort tomba sur le camp. A son passage, ils se prosternèrent servilement, au grand dégoût des prisonniers. Ils furent conduits dans une grotte humide où avaient été creusées des geôles. D’autres salles pleines de champignons et de mousse étaient aménagées pour les plaisirs pervers de Terriar.
A leur arrivée, les rebelles étaient une quinzaine mais, en trois jours, ils ne furent plus que six. Certains étaient torturés jusqu’à ce que mort s’en suive, d’autres donnés comme amusements aux monstres du camp. Aliane et Corsan entendaient les cris d’agonie serrés l’un contre l’autre sans parvenir à former des plans d’évasion cohérents. Terriar n’avait pas fait mine de s’intéresser à eux sauf pour assister à quelques tortures. Il en profitait pour lancer un regard haineux et victorieux à une jeune femme terrorisée.
Tout se passa très vite. Aliane avait reçu un choc en apprenant que son ennemi de toujours était en vie. Elle était comme dans un rêve et, au troisième jour, les cris brisèrent sa folie passive pour la transformer en une fureur incontrôlable. Sa magie étrange pulvérisa les grilles et les envoya valdinguer contre les murs de la grotte. Une pâle lueur bleue l’entourait et ses cheveux noirs étaient à demi hérissés, lui donnant l’air terrible d’une déesse guerrière. Corsan et les six survivants la suivirent craintivement en se dirigeant vers les montures. Tous ceux qui se plaçaient en travers du chemin d’Aliane se retrouvaient vite hors de combat : ça ferait des ennemis en moins pour la prochaine fois. Leur mésaventure aurait finalement servi à quelque chose. En traversant le camp au triple galop, un rugissement inhumain retenti jusqu’aux entrailles même de la terre.
Ils pénétrèrent dans une forêt dense et dans une relative sécurité. Aliane épuisée par l’abus de magie tomba dans les bras de Corsan au moment où le monde des rêves l’emprisonnait encore une fois.