Mardi 26 juin (6ème année de guerre)

La nuit était tombée depuis maintenant longtemps, minuit devait être passé et j'étais toujours dans la chambre de Shu. Nous étions tous les deux allongés sur son lit, dans la pénombre où seule la lueur de la lune passant à travers la fenêtre nous éclairait. Même si j'étais fatiguée, je ne voulais pas dormir. La chaleur des mois d'été était particulièrement lourde, je ne la supportais pas.
-Tu sais, je m'inquiète vraiment pour toi en ce moment ... me déclara Shu.
-Tu n'as pas à t'en faire pour moi ...
-Déconne pas, me coupa-t-il sèchement d'un sérieux qui me surprit. Tu te ramènes au pensionnat en pleine nuit après une mission, blessée au point de ne presque plus pouvoir marcher, et là encore hier soir tu arrives dans ma chambre et éclate en sanglots avant de pouvoir dire quoi que ce soit, et j'en passe ... Rien qu'avec ça il y a largement de quoi s'inquiéter.
-Et après ! Haussais-je le ton malgré moi. Qu'est-ce que ça t'apporte de te soucier de moi, mes problèmes sont ce qu'ils sont, tu ne seras jamais à même de me comprendre.
-Hé ! S'énerva à son tour Shu en m'attrapant le bras. Faudrait savoir ce que tu veux un peu à la fin ! C'est bien toi hier soir qui est venue me voir en pleurant. Si tu as fait ça c'est que tu savais que je m'inquièterais pour toi et que je te consolerais, parce que dans le cas inverse je t'aurais laissée à la porte. Et puis c'est pas toi qui m'avais dit la dernière fois que j'étais la personne la mieux à même de te comprendre, ou je me trompe ?
Il marquait un point. Ce que je disais n'avait aucun sens.
-Je t'aime ! Lui répondis-je en le regardant droit dans les yeux.
Je ne voulais plus me mentir à moi-même, alors j'avais décidé d'affronter la réalité.
-Moi aussi je t'aime, m'affirma Shu après un léger moment de latence sûrement du à la surprise de cette déclaration qui n'avait rien à faire là. Alors si tu m'aimes, tu devrais comprendre pourquoi je m'inquiète pour toi.
-Je t'aime ... mais au final, je ne sais toujours pas ce que je veux. Je t'aime, mais je ne veux pas que tu te retrouves mêlé à ma vie. Je te veux loin de moi pour que rien ne t'arrive, mais je te veux aussi près de moi parce que j'ai besoin de toi. Tous ces sentiments contradictoires sont une vraie torture, je ne sais pas quoi en faire ...
-Ne te pose plus de questions, me dit tout simplement Shu, avant de m'embrasser.
J'avais l'impression que la température ambiante avait encore monté d'un cran, et devenait à présent étouffante. Les choses prenaient une tournure tout autre que celle que j'avais prévu. A l'origine, j'étais venue voir Shu pour lui parler de mon mouchoir identique au sien, mais au lieu de ça nous étions dans les bras l'un de l'autre à s'étreindre passionnément. Tout cela allait mal tourner, mais au fond de moi, je voulais que ça se passe ainsi. C'est pourquoi j'enfonçais davantage le mouchoir dans ma poche pour ne pas le laisser s'échapper, son histoire sera pour une autre fois. Malgré la chaleur qui régnait, la peau de Shu était presque glacée et ses mains dans mon dos me firent des frissons. Ce choc des températures ne fit qu'intensifier mon désir. Un nuage passant vint obstruer la lune, nous plongeant dans les ténèbres, et comme si cela était son élément, cette nuit Shu me fit découvrir une facette de lui que je n'avais jusque là encore jamais vu.

Le lendemain, ce fut les rayons du soleil déjà hauts dans le ciel qui vinrent me réveiller. Après avoir repris mes esprits, je me rendis compte que l'on était mardi, qu'il était presque midi et que j'étais censée être en cours. Mais ce qui me rendait plus sceptique, c'est le fait d'avoir si bien dormi pendant aussi longtemps. D'ordinaire, mes nuits se résumaient à une petite poignée d'heures de sommeil, mais celle-là ressemblait plutôt à une bonne dizaine d'heures. Je rassemblais mes affaires qui étaient en vrac par terre et ressortis mon mouchoir de la poche de mon pantalon. « Noein-Hime ». Tout au fond de moi, ce nom m'interpellait étrangement. À tous les coups, ce nom ainsi que ce mouchoir avaient un rapport avec mon passé, mais dans ce cas celui de Shu aussi, et par conséquent, Shu aurait un rapport avec mon passé, mais pourquoi ? Notre rencontre était peut-être après tout prédestinée. Réfléchir à tout ça me fit ressentir un mauvais pressentiment, un très mauvais même. Subitement, un grand malaise m'envahit, me donnant la nausée. Un pressentiment parfaitement identique à celui que j'avais ressenti lors de ma première rencontre avec Shu. D'ailleurs, à y repenser, je n'avais pas non plus encore éclairci ce mystère. Mais le moment n'était pas aux réflexions, une douleur fulgurante me traversa le crâne comme une flèche, me faisant perdre l'équilibre et tomber à genoux par terre. Une seconde vague de douleur suivit la première, me faisant fermer les yeux. C'est alors qu'un flash m'apparut. Bien que cela ne dura qu'une demi-seconde, j'eus gravé en ma mémoire cette vision, à savoir le visage d'un beau petit garçon souriant aux cheveux noirs et ... aux ailes de démon. Je ne sais pas si cette vision en fut la cause, mais je sentis un tel afflux de pouvoir parcourir mon corps que mes ailes d'anges me poussèrent dans le dos, et me parurent plus grandes que la dernière fois. Mais plus important, ce petit garçon dans ma vision, c'était Shu, j'en était absolument sûre. Je le connaissais parfaitement. Les traits de son visage, ses expressions, ... tout lui ressemblait trop pour que ça ne soit pas lui. Seulement, un détail me tracassait au plus haut point : les ailes de démon dans son dos. Et comme une pièce de puzzle, cet élément vint s'imbriquer de façon parfaite avec les points sombres autour de Shu, comme par exemple ma sombre prémonition le jour de notre première rencontre, ou bien le fait qu'il en sache autant sur moi. Tout concordait trop pour que ça soit une coïncidence. Bien que toute cette réflexion soit basée sur une vision d'une demi-seconde, mon hypothèse tient trop bien debout pour qu'elle soit fausse.

Bouleversée par cette fraiche découverte, je n'avais même pas fait attention à Shu qui venait de rentrer. Il me sortit brutalement de ma transe en m'effleurant le bras. Je tremblais de tout mon corps mais trouvais tout de même la force de me lever pour lui faire front.
-Répond-moi sincèrement, le suppliais-je d'une voix que j'aurais voulu un peu plus convaincante, es-tu un démon ? Articulais-je avec force, le regardant droit dans les yeux.
-Oui ... me répondit-il d'un ton anormalement plat et calme.
Il n'avait pas essayé de nier ou de contourner la question, il n'avait pas non plus essayé de passer par quatre chemins, il préféra m'affronter comme je l'avais fait en lui posant cette question directe. Et je crois que c'est ça qui fit que je me sentis m'effondrer littéralement à l'entente de cette réponse sincère. J'avais voulu affronter la réalité, et en voilà le résultat. Je ne voulais finalement pas en arriver là, mais c'était trop tard.
-Salaud ! Tu t'es joué de moi jusqu'au bout ! M'écriais-je furax en lui balançant à la figure le premier objet consistant que je pus attraper – même si je savais pertinemment qu'il avait d'excellents réflexes et qu'il le stopperait d'une facilité déconcertante – avant de m'enfuir. Mais ce ne fut pas le cas, il me sembla même clairement qu'il fit exprès de ne pas esquiver l'impact.